Blocage de Tiktok en Nouvelle-Calédonie : le Conseil d’État se dérobe en faveur de l’arbitraire
Le 1er avril 2025, dans une décision qui n’a rien d’un poisson d’avril, le Conseil d’État a rendu un arrêt lourd de conséquences pour les libertés numériques et, plus largement, pour l’État de droit. S’il annule formellement la décision du Premier ministre de bloquer l’accès à la plateforme TikTok en Nouvelle-Calédonie, le raisonnement adopté par la Haute juridiction consacre une doctrine jurisprudentielle inquiétante : celle de la censure étatique fondée sur la théorie des circonstances exceptionnelles, sans cadre légal formel, sans contrôle réel, et surtout sans garanties substantielles pour la liberté d’expression.
Une censure politique maquillée en mesure de sécurité
Le 15 mai 2024, dans le contexte d’une crise sociale aiguë en Nouvelle-Calédonie liée à une réforme controversée du corps électoral, le gouvernement d’alors décrétait l’état d’urgence et décidait, dans le même mouvement, de bloquer l’accès à TikTok sur l’ensemble du territoire calédonien. Aucune procédure contradictoire préalable, aucune communication transparente : une décision unilatérale, prise sur la base d’une prétendue nécessité de sécurité publique, sans éléments matériels probants.
Face à cette décision, plusieurs organisations ont engagé un recours. Un premier référé avait été rejeté pour défaut d’urgence. Mais la procédure au fond, engagée en parallèle, aboutit le 1er avril 2025 à une annulation partielle, assortie de développements juridiques préoccupants.
La théorie des circonstances exceptionnelles : un fondement à géométrie variable
Pour comprendre la portée de cette décision, il convient de rappeler que le Conseil d’État s’appuie ici sur la célèbre, mais controversée, théorie des circonstances exceptionnelles, née au début du XXe siècle (CE, 28 juin 1918, Heyriès ; CE, 28 février 1919, Dames Dol et Laurent). Cette théorie permet à l’administration, en temps de crise, de s’affranchir temporairement du droit commun. Toutefois, elle est traditionnellement encadrée et d’application restreinte.
Dans l’arrêt rendu en 2025, le Conseil d’État admet que cette théorie puisse justifier une atteinte majeure à la liberté d’expression (protégée notamment par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme), en l’absence de toute habilitation législative expresse. Le juge administratif ouvre ainsi une brèche : le gouvernement peut désormais décider seul du blocage d’une plateforme, dès lors qu’il évoque des troubles d’une « gravité exceptionnelle », sans conditionnalité stricte, ni fondement textuel.
Il convient ici de souligner que la loi relative à l’état d’urgence, telle qu’encadrée par l’article L. 221-1 et suivants du Code de la sécurité intérieure, ne permet le blocage administratif de services numériques qu’en lien avec des actes de terrorisme. Or, dans l’affaire en cause, aucun lien n’était établi avec une menace terroriste.
Un contrôle juridictionnel devenu pure formalité
Certes, la décision du Conseil d’État conclut à l’illégalité du blocage de TikTok. Mais cette illégalité tient uniquement au caractère disproportionné de la mesure, dans la mesure où l’exécutif n’a pas cherché, au préalable, à limiter certaines fonctionnalités de la plateforme ou à enjoindre le retrait de contenus spécifiques.
Le raisonnement est révélateur : le principe même de la censure d’un réseau social n’est pas condamné ; seule la manière de l’opérer est critiquée. Ce faisant, le Conseil d’État confère une forme de légitimité à la censure préventive, dès lors qu’elle est « mieux calibrée ».
Le contrôle opéré par le juge administratif repose principalement sur les affirmations du gouvernement, sans vérification indépendante des éléments prétendument « illicites ». L’exécutif n’a produit aucun contenu manifestement illégal ; les exemples avancés — dénonciation de violences policières, vidéos de manifestations ou d’incendies — relèvent clairement de l’exercice de la liberté d’informer. Cette présomption de dangerosité des contenus, renforcée par l’argument technique lié aux algorithmes de TikTok, permet aujourd’hui de justifier des atteintes massives aux libertés, sur simple déclaration de l’exécutif.
Vers une instrumentalisation de la censure à des fins politiques ?
La décision du Conseil d’État s’inscrit dans une tendance plus large de dérive autoritaire, déjà perceptible dans plusieurs réformes sécuritaires récentes. En 2023, le Président de la République évoquait lui-même la possibilité de restreindre les réseaux sociaux lors d’émeutes, suggérant un contrôle direct sur les plateformes.
Cette orientation politique prend désormais une forme juridiquement acceptable, ce qui constitue une évolution particulièrement préoccupante. La France se rapproche ainsi de pratiques dénoncées par la Cour européenne des droits de l’homme dans des États autoritaire.
Le blocage de TikTok, présenté comme une réponse temporaire à des troubles locaux, devient en réalité un cas d’école pour des censures futures, dès lors qu’elles s’inscrivent dans un récit sécuritaire jugé suffisamment convaincant. À terme, ce sont les fondements du pluralisme démocratique qui sont menacés.
Conclusion : l’État de droit en équilibre instable
La décision du Conseil d’État du 1er avril 2025 n’est pas simplement une annulation ponctuelle. Elle pose un cadre, une méthodologie, voire une légitimation a posteriori de la censure gouvernementale hors de tout encadrement législatif clair.
Alors que l’autoritarisme progresse en Europe et que le numérique devient un champ de bataille central dans la lutte pour les libertés publiques, il est indispensable de réaffirmer que la liberté d’expression, même perturbante ou provocante, ne peut céder devant l’arbitraire exécutif, fut-il habillé de la plus haute légitimité juridique.
L’exception ne doit jamais devenir la norme. Et le Conseil d’État, protecteur historique des libertés publiques, devrait être le premier à s’en souvenir.